Depuis 5 ans, la vie est un recommencement sans fin. Les
animateurs télé changent rarement, les émissions aussi même si le décor est
différent.
La vie est monotone.
Le chat d'Emilie est mort. Son mari
aussi.
Elle l'a chéri durant 60 ans de mariage, en bonne femme au foyer.
Toutes ses journées étaient occupées par la poussière et la cuisine. Sans
compter l'élevage de ses 2 enfants. Leur apprendre les bonnes manières et tout
ça.
Depuis 5 ans, celui qui lui donnait des nouvelles du monde extérieur est
parti. Celui qui lui apportait ce qui lui manquait, celui qui la complètait, son
négatif. Ce fut inattendu. Trop brusque pour qu'elle puisse tout comprendre.
Elle s'est retrouvée face à son manque d'autonomie alors qu'il lui avait
promis de partir le dernier. Emilie n'osait s'avouer qu'elle lui en voulait un
peu... ça ne fait pas partie des bonnes manières, des choses convenables. Mais
quand même. Elle, seule, à son age.
Ses 2 adorables enfants venaient souvent
lui rendre visite les 2 premières années. Elle ne s'est pas rendue compte
qu'elle leur racontait toujours les mêmes histoires à chaque rencontre. Ils se
sont lassés. Ils l'ont oubliée.
Elle n'ose pas les rappeler, le spectre de
la maison de retraite. L'angoisse de finir à moisir dans une décharge humaine.
Là où la mort rôde et vous cligne de l'oeil à chaque fois qu'elle embarque un de
vos congénères.
Alors elle reste là, à observer le monde, enfin sa
représentation télévisée...
Mais depuis 2 jours, elle se lève le matin
avec le sourire. Elle a rencontré un jeune homme. Il est devenu son amant. Du
moins dans sa tête. Tout a commencé par un coup de fil. Elle fixait l'écran de
son téléviseur 16/9e, cadeau de son fils avant qu'il ne la chasse de ses
souvenirs. L'avantage d'un écran de ce type est que l'oeil de l'hypnotiseur est
plus grand, on a donc plus de chance de s'y faire happer. Passait une série
américaine où des policiers bronzés à lunettes de soleil traquaient des malfrats
antipathiques ; le tout avec une désinvolture impressionnante bien entendu.
Une partie de son cerveau anesthésié, elle ne réagit pas immédiatement à la
sonnerie pourtant stridente et brusque.
Quand elle en prend conscience, elle
se demande qui peut bien l'appeler. Sans doute une erreur qui la replongera dans
ce qu'elle essaye de fuir, dans ce qu'elle refuse de voir : sa solitude.
Elle décroche. C'est un homme, un jeune homme. Il dit travailler pour un
catalogue bien connu de vente par correspondance. A l'évocation du nom du
catalogue, elle se sent en confiance, elle connaît ce nom depuis des années, des
décennies, et il lui est familier.
Le jeune homme connaît sa situation, il
fait allusion à sa solitude. Il se dit compatissant. Emilie en a presque les
larmes aux yeux.
Ce n'est pourtant qu'une phrase préécrite qu'un "jeune" lit
à défaut de l'avoir apprise par coeur, dans son centre d'appel... Mais elle ne
le sait pas.
Sa voix l'envoute. Lui réchauffe le coeur. Il faut qu'ils
restent ensemble, le plus longtemps possible en ligne. Elle se sent si bien, au
centre de l'attention de quelqu'un. Ca faisait tellement longtemps que ça ne lui
était pas arrivé...
Le jeune homme continue à parler. Il lui demande si elle
a le catalogue. Si elle répond oui, la discussion pourrait être écourtée... Il
pourrait lui conseiller certaines pages et s'en tenir là (par timidité bien
entendu). Si elle lui répond non, il lui proposera certainement de lui en faire
parvenir un, elle verrait peut être sa signature, son nom... et il la
rappellerait de nouveau pour s'assurer qu'elle l'a reçu...
- Non.
Il
paraît étonné. Il reste chaleureux, elle boit ses paroles. Elle lui donne ses
coordonnées postales, ils se disent au revoir, ils raccrochent.
Cela fait
deux jours.
Durant ces deux jours, l'oeil est transparent, elle regarde le
mur à travers l'écran, nageant dans les représentations que son esprit esseulé
se fait de son (futur) amant. Il est doux. Il est beau. Il a de bonnes manières.
Il ne voit pas le temps sur sa peau mais l'éternelle jeunesse de ses 20 ans. Il
l'emmènerait en voyage, voir tout ce qu'elle rêve de voir accompagnée : Las
Vegas, les grands magasins à Paris, les villes vues du hublot d'un avion, la
tour de la chaîne télévisée qu'elle aime tant, les défilés de haute couture...
Elle a même retrouvé l'appétit, l'envie de se pomponner. Elle a ressorti son
maquillage et s'en est bombardé le visage, à l'excès, mais rien n'est de trop
pour sa renaissance, pour son amour.
Le facteur s'éloigne de sa boîte aux
lettres. Elle sort dans son jardin avec sa plus belle robe : peut-être son
promis l'épie-t-elle ?
Le catalogue est arrivé. Sitôt à l'abri des regards,
elle déchire le cellophane et cherche une trace, un écrit, un nom. Rien de
personnel.
Une lettre manuscrite tirée à plusieurs exemplaires avec la
signature du directeur, elle aussi photocopiée.
Elle est déçue. Mais pas
désespérée. Il va la rappeler. Elle en est sûre. Il a une excuse facile :
"Avez-vous reçu le catalogue que je vous ai envoyé ?"
Les heures passent,
elle se sent redevenir l'adolescente fébrile qui guette son téléphone avec
impatience.
Son appétit est maintenant troublé, le stress de l'excitation la
tenaille. Son sommeil aussi en patit. La tête remplie de "et si", elle parvient
à chuter, à 2h du matin.
Le téléphone ne sonnera pas le lendemain.
Elle
le vérifiera, la tonalité, le cable, le niveau de la sonnerie, il fonctionne
pourtant.
Les jours passeront. Sa solitude sera moins supportable, elle
s'accrochera coute que coute à cette voix. Passer une commande, lui montrer
qu'elle existe encore, Emilie, femme qui ne peut vivre sans espoir, femme qui ne
peut se résigner à mourir seule, femme qui ne peut accepter son abandon.
A
chaque coup de cafard, les larmes saccagent la couche de maquillage.
Maquillage qu'elle n'appliquera bientôt plus sur son visage,
lasse.
Et le bon de commande s'envole
avec son non-dit que personne ne veut
entendre.
"Au secours".
Ecrit le 21 juillet 2004